Chroniques

par laurent bergnach

Erik Satie – Igor Stravinsky
pièces pour deux pianistes

1 CD Alpha (2015)
230
Alexeï Lioubimov et Slava Poprouguine jouent Satie et Stravinsky au piano

Avec une affection particulière pour chacun d’eux, Alexeï Lioubimov (né en 1944) réunit Erik Satie (1866-1925) et Igor Stravinsky (1882-1971), à travers des pièces conçues ou transcrites pour deux pianos ou pour quatre mains. Alors qu’il découvre les acteurs de la tabula rasa européenne d’après-guerre, dans les années soixante, c’est la fréquentation de John Cage, grand amateur du père des Vexations, qui conduit le Moscovite à goûter de même sa « protestation douce » envers l’époque. Quant au second, c’est son extraordinaire capacité à transformer qui séduit Lioubimov depuis l’adolescence. Il confie : « J’ai entendu Le sacre du printemps et le Concerto pour piano à l’âge de quatorze ans et je suis devenu la proie sacrée, et reconnaissante, de ses inventions musicales ».

Avant d’être une œuvre pour orchestre étoffée en 1920, Socrate est une pièce pour piano et chant, présentée en avril 1918 dans le salon de la Princesse Polignac, son commanditaire. Ce drame symphonique comporte trois mouvements, Portrait de Socrate, Bords de l’Ilissus et La mort de Socrate, fondés respectivement sur trois textes de Platon (Le banquet, Phèdre, Phédon). Cage en livre une version pour deux pianos afin d’accompagner à moindres frais le travail de Merce Cunningham, commencée en 1944 et achevée en 1968. Clarté générale et impressionnisme à la Signac frappent d’abord l’auditeur, puis un achèvement méditatif et hypnotique, grâce au tissu livré par Alexeï Lioubimov et son complice Slava Poprouguine – respectivement sur Gaveau 1906 et Pleyel 1920, que les artistes échangeront pour jouer Stravinsky.

Le 4 décembre 1924, au Théâtre des Champs-Élysées, les Ballets suédois présentent Relâche, un « ballet instantanéiste » signé Jean Börlin et Francis Picabia. Durant l’entracte, on diffuse Entr’acte, un court-métrage muet de René Clair, suite de scènes surréalistes explorant l’univers du spectacle populaire (cirque, fête foraine, etc.) pour laquelle Satie compose sur mesure Cinéma. Deux ans plus tard, Darius Milhaud, un des papas des Mariés de la Tour Eiffel [lire notre critique du CD] en livre une version à quatre mains. C’est elle qu’on joue ici, sur un Bechstein 1909 préparé par Lioubimov pour « obtenir la sonorité magique d’un orchestre imaginaire ». En effet, on y entend gamelan, banjo, casseroles et castagnettes, artifice qui rend plus fascinant encore l’ancêtre français des minimalistes américains.

Comme bon nombre de ses pages des années trente, le Concerto pour deux pianos solos fut écrit par Stravinsky entre 1931 et 1935, à destination de ses propres tournées de concert. C’est donc lui-même qui le créait à la Salle Gaveau (Paris), le 21 novembre 1935, accompagné de son fils Sviatoslav Soulima. En trois mouvements, l’œuvre appartient à la veine néoclassique, d’autant que le Notturno médian s’inspire de la Nachtmusik du XVIIIe siècle et que le Russe avoue s’être penché sur les variations de Beethoven et Brahms. Si Con moto, d’emblée, intéresse par un galop fougueux qui dut féconder Poulenc [lire notre critique du CD], c’est bien la prouesse d’exécution qui captive ensuite, ainsi qu’une prise de son brillante offrant un regard sur les mains en action.

En trois mouvements lui aussi, le dernier opus proposé est la transcription du Concerto en mi bémol majeur « Dumbarton Oaks » par son auteur. Commandé par les époux Bliss, il fut créé le 8 mai 1938 dans leur hôtel particulier de Washington, sous la direction de Nadia Boulanger. La référence à Bach est explicite dans ce concerto grosso écrit pour une quinzaine d’instruments, aux rythmes et contrepoints exacerbés. Jouer l’œuvre sur pianos anciens permet de s’immerger dans l’univers sonore de l’élève de Rimski-Korsakov et d’imaginer que sa période néoclassique puisse venir d’échos de clavecin et de pianoforte. C’est en tout cas une couleur plus baroque que jazzy que choisissent nos interprètes pour cette œuvre qu’ils livrent rajeunie, rafraîchie. De quoi recueillir remerciement, félicitations… et Anaclase!

LB